Article publié en 2000
On a parfois prétendu que la doctrine de Luther sur la justification par la foi provenait d'une caricature de l'idée que les Juifs avaient de la Thora. On affirme que la pensée de ceux qui ont lu Paul avant nous nous conditionne à notre insu.
En fait, Luther et Calvin se sont dressés contre la théologie de Thomas d'Aquin élaborée au Moyen-Age.
Selon le théologien catholique, la grâce rend l'homme capable de coopérer avec Dieu à son salut. Elle ne le justifie pas mais le rend capable de faire des œuvres méritoires grâce auxquelles il sera justifié. Ainsi, l'homme peut obtenir une récompense divine et il peut même en faire bénéficier d'autres. En résumé, la grâce nous rend capables d'accomplir des œuvres par lesquelles nous méritons la vie éternelle.
Luther, on le sait, fut le premier à se dresser contre une telle conception. Pour lui, la Loi, la Thora, est agent du péché, de désespoir et de mort. Seule la foi dans la grâce de Dieu manifestée en Jésus-Christ peut justifier l'homme pécheur. La Loi ne sert qu'à révéler à l'homme que le péché est son pire ennemi. Plus tard, Luther finira par admettre que la Loi peut aussi servir à discipliner la chair, le Saint-Esprit dans le croyant l'aidant alors à en réaliser les exigences.
La pensée de Calvin quant à la Thora est plus nuancée. Calvin est le premier à replacer Paul et le Nouveau Testament dans leur contexte historique. Si le docteur de Genève ne conteste pas le rôle négatif de la Loi qui peut conduire le pécheur au désespoir, celle-ci lui permet aussi de connaître la volonté de Dieu et ce que sont la sainteté et la perfection.
II divise la Thora en trois parties : la loi morale, cérémonielle et judiciaire. La loi cérémonielle a été accomplie par Jésus-Christ. Les lois judiciaires sont spécifiques à Israël ; reste pour le chrétien la loi morale.
Calvin s'oppose donc à l'idée que le croyant n'est pas obligé par la Thora. Ainsi, pour Luther, si la Loi est synonyme essentiellement de condamnation, pour Calvin elle est d'abord révélation de la volonté de Dieu. Sa fonction de condamnation n'est pas première. C'est comme conséquence de la chute qu'elle devient synonyme de condamnation.
Ainsi les réformateurs ont fait jouer au catholicisme le rôle que Paul attribue à un certain judaïsme. Chez Luther notamment, les Juifs auraient eu de la Thora l'idée que le catholicisme se faisait de son temps des œuvres méritoires.
Dans sa polémique anti-catholique, il accuse les Juifs de penser la même chose que les catholiques, à savoir qu'on peut se rendre agréable à Dieu par ses propres efforts.
C'est un penseur juif du nom de Montefiore qui fut le premier à s'élever au siècle dernier contre cette assimilation. Il accusa le protestantisme d'avoir caricaturé le judaïsme en ignorant l'importance de la repentance dans le judaïsme. Il estime que la critique que fait Paul dans ses épîtres ne semble pas correspondre à ce qu'on trouve dans le judaïsme.
Qu'en est-il au juste ?
THORA ET SALUT DANS LE JUDAÏSME DE L'ÉPOQUE DE
PAUL
Il faut d'abord remarquer que Paul ne s'est pas trompé dans ses critiques. Il savait par expérience ce qu'était la Thora (Philippiens 3 v 5-6).
Ensuite, la pensée du judaïsme concernant la Thora n'était pas univoque à l'époque de Paul. Il existait notamment tout un courant qui croyait que l'occupation romaine était le résultat du fait qu'Israël ne gardait pas la Thora correctement. Il en découla soit qu'il fallait redoubler d'efforts pour mieux garder la Thora, soit qu'il fallait attendre une intervention de Dieu lui-même qui délivrerait son peuple de son incapacité à lui obéir. L'historien Flavius Josèphe était un des représentants de ce courant. Aussi attribue-t-il la destruction du temple aux péchés d'Israël et au fait que le peuple n'a pas su garder la Thora.
Ce courant se référait aux textes où Ezéchiel annonce que Dieu donnera à la fin à son peuple un cœur nouveau et un esprit nouveau. La conséquence de cette purification devait être alors la libération du joug étranger.
Au temps de Paul où on était prêt à mourir pour la Thora, (le zèle dont parle Paul aux Romains), on pense que puisque l'élection d'Israël est un acte de pure grâce, la rédemption à venir le sera aussi.
Or, garder la Thora à l'époque de Paul, c'est essentiellement être assidu au culte du temple, respecter le shabbat et les fêtes, la circoncision et les lois alimentaires... Mais dès les derniers chapitres de la Thora, Moïse annonce prophétiquement que le peuple n'aura pas la force de la mettre en pratique, qu'il la violera jusqu'à ce que Dieu lui-même «circoncise le cœur du peuple», le libère du péché et des malédictions que la Thora prononce sur ceux qui la violent.
Mais on trouve aussi du temps de Paul un autre courant dont témoignent par exemple le livre apocryphe de Ben Sira ou des Psaumes de Salomon qui insistent sur le fait que l'homme est en lui-même capable de garder la Thora et que le salut individuel dépend de la façon dont l'homme fait ce qui est bien aux yeux de Dieu, l'homme serait moralement capable d'être agréable à Dieu étant neutre moralement.
DANS LES EVANGILES
Nous y trouvons ces deux courants. Ainsi, la parabole du pharisien et du publicain en Luc 18 v 9-12 est-elle celle qui illustre le mieux ces deux tendances qui existent ensemble dans le judaïsme du temps de Jésus. Certains, comme les pharisiens, se croyaient justes et refusaient les appels de Jésus à la repentance, puisque l'homme coopère librement à la grâce et à son salut.
On le voit, cette idée existait bien avant Thomas d'Aquin : Mais à l'inverse, nous trouvons en Luc I le personnage de Zacharie, père de Jean Baptiste, qui avec sa femme Elizabeth «respectait de manière irréprochable les commandements du Seigneur» et qui pourtant dans son cantique met son espérance. dans la venue d'un Sauveur «qui nous permette de servir Dieu sans crainte les jours de nos vies !»
Les adversaires de Jésus qui se recrutaient essentiellement dans les cercles pharisiens pensaient que leurs efforts suffiraient à les sauver. Jésus ne leur reproche certes pas de garder la Thora mais de ne pas être à la hauteur de prétentions. Il faut une justice «supérieure à des pharisiens pour pouvoir entrer dans le royaume de Dieu" déclare-t-il dans le sermon sur la montagne.
Paul, quant à lui, s'est situé dans ce même courant avant son expérience sur le chemin de Damas. Il découvre alors que le temps de la nouvelle alliance est arrivé et que Dieu va écrire la Thora sur des tables de chair et non plus sur des tables de pierre car l'homme est incapable par lui-même de satisfaire les exigences de la Thora, qu'il soit juif ou non !
La Thora doit être réinterprétée à la lumière des événements eschatologiques que sont la mort et la résurrection de Jésus. De même que ce dernier avait interprété sa propre mort comme l'établissement de cette nouvelle alliance, Paul se réfère à cette réalité prophétisée par Jérémie quand il évoque la coupe de la nouvelle alliance.
LE TEMPS EST ARRIVÉ !
En outre, l'action actuelle du Saint-Esprit montre que le temps annoncé par les prophètes est arrivé. Ainsi, poussé par cet Esprit qui l'anime, Paul fait-il preuve d'une grande liberté dans la réinterprétation de la Thora dont certes la lettre a vieilli mais qui reste cohérente avec la révélation faite à Moïse et qui se situe dans sa continuité. Paul contemple «le visage découvert» la gloire de Dieu, fait comme Moïse office de législateur pour le peuple de la nouvelle alliance.
Pourquoi une telle démarche ? Parce que la Thora contient un certain nombre de malédictions contre tous ceux qui la violent de sorte que de nombreux Juifs de l'époque de Paul auraient été d'accord avec lui pour admettre que par ses désobéissances, le peuple d'Israël se trouvait placé sous le régime des malédictions annoncées par le Deutéronome, comme en témoignait l'occupation romaine.
Pour Paul, la solution de ce problème consistait dans le don d'un cœur nouveau, car la malédiction a été ôtée par Jésus sur la croix où il est devenu malédiction pour nous.
Dès lors, la Thora n'est pas mauvaise mais glorieuse. ElIe ne sert plus à la mort comme instrument à cause de la transgression. Sans la croix toutefois la Thora ne peut être gardée. Elle ne peut donc aucunement justifier (Galates 2 v 15-16 et 3 v 1124).
Paul fait référence au Psaume 143 v 2 pour montrer que la Bible elle-même dans les Psaumes affirme que l'homme ne peut être justifié par la Loi et que, pour cela, il faut quelque chose d'autre. Cette autre chose ne consiste pas à tenter de garder encore mieux la Thora et plus strictement encore, comme le pensent certains. Cela n'aurait d'autre effet que d'augmenter l'emprise des malédictions annoncées prophétiquement par le Deutéronome puisque l'homme est de toute manière incapable de garder la Thora comme le prouve abondamment toute l'histoire d'Israël. C'est d'ailleurs ce qu'il a lui-même vécu avant la rencontre avec Jésus-Christ sur le chemin de Damas où il était quand il s'efforçait de coopérer avec Dieu à son salut en étant "irréprochable à l'égard de la Loi".
Paul a alors fait l'expérience qu'il reste non seulement captif du péché mais aussi du jugement que la Loi porte sur le péché.
LE VÉRITABLE RÔLE DE LA THORA
Mais un temps nouveau s'est ouvert pour lui, comme pour tout homme, quand Jésus-Christ a ôté par sa mort toute malédiction et toute condamnation. Dès lors, la Thora peut enfin remplir son vrai rôle selon sa vraie nature spirituelle : montrer à l'homme la volonté de Dieu en le conduisant au Messie, but de la Thora.
Ainsi, par l'Evangile, la Thora retrouve sa véritable fonction, c'est toujours en elle que Paul puise l'essentiel des exhortations pratiques qui jalonnent ses épîtres. Nous voici donc ramenés aux instructions de base des réformateurs, notamment de Calvin. Le contexte historique de l'époque de Paul montre que ce dernier ne s'est pas trompé dans sa critique d'un certain judaïsme qui existait bien de son temps, qu'on retrouve peu ou prou chez Thomas d'Aquin, de sorte que l'assimilation faite par les réformateurs avec le catholicisme de leur temps était bien fondée.
Certes, Paul n'inclut pas dans cette critique tout le judaïsme de son temps, même s'il affirmait qu'il savait qu'il existait parmi son peuple des gens qui cherchaient la justice dans d'autres directions mais qui, en ignorant l'Evangile, avaient raté le but. Mais la tentation de faire soi-même son salut est de toutes les époques, tout comme la tentation de l'extrême inverse qui est de chercher à s'affranchir de toute loi. C'est ce délicat équilibre que Paul s'est efforcé de garder.
A l'heure actuelle, la doctrine du judaïsme oscille entre deux pôles : d'un côté il nie la nature pécheresse de l'homme. Selon les rabbins il existe chez l'homme deux tendances : la tendance au bien et la tendance au mal qui s'équilibrent peu ou prou en sorte que l'être humain est moralement neutre. L'homme est donc totalement capable de suivre l'une ou l'autre de ces deux tendances s'il tient donc sa justice dans sa main. En cela, les critiques que Paul adresse à ses frères de race restent totalement valables pour le judaïsme d'aujourd'hui.
D'un autre côté , les rabbins reconnaissent le besoin d'un rédempteur parce que l'homme, et notamment Israël, ne cesse de faillir dans sa recherche de la justice. C'est aussi ce que pensaient les Esséniens de Qumran pour lesquels la grâce de Dieu était indispensable pour pouvoir plaire au Créateur.
Ainsi la théologie de Paul n'a pas vieilli d'un iota, à la fois quand elle s'en prend à ceux qui cherchent leur salut par leurs propres œuvres et leur propre justice, et à la fois quand elle s'en prend à ceux qui, Juifs ou non-Juifs, rejettent toute forme de loi. Pour Paul en effet la grâce n'est jamais une garantie que tout est acquis. La persévérance jusqu'à la fin reste une condition du salut. Or, comment persévérer dans la voie juste sinon par la «loi de la foi», c'est-à-dire par les indications données par le commandement ancien et nouveau car rendu à sa vraie nature par l'œuvre expiatoire du Christ sur la croix ? Cette double vision reste donc aujourd'hui comme hier la pierre de touche de l'Evangile véritable en sorte que, comme pour les Galates, il n'y a pas d'autre Evangile !
Merci beaucoup, et heureusement, Dieu ne nous abandonne pas dans cette persévérance, car ce qu'il a commencé en nous, il le terminera aussi.